• Dieu des philosophes et des savants

    Bon gré, mal gré, il faudra en arriver à poser en termes nets et francs le problème que l’éclectisme cherchait à embrouiller ou à dissimuler, et dont aussi bien dépend la vocation spirituelle de l’humanité. Dira-t-on que nous nous convertissons à l’évidence du vrai lorsque nous surmontons la violence de l’instinct, que nous refusons de centrer notre conception du monde et de Dieu sur l’intérêt du moi ? ou sommes-nous dupes d’une ambition fallacieuse lorsque nous prétendons, vivants, échapper aux lois de la vie, nous évader hors de la caverne, pour respirer dans un  monde sans Providence et sans prières, sans sacrements et sans promesses ?

    La clarté de l’alternative explique assez la résistance à laquelle se heurte une conception entièrement désocialisée de la réalité religieuse. Un Dieu impersonnel et qui ne fait pas acception des personnes, un Dieu qui n’intervient pas dans le cours du monde et en particulier dans les événements de notre planète, dans le cours quotidien de nos affaires, « les hommes n’ont jamais songé à l’invoquer ». Or, remarque M. Bergson, « quand la philosophie parle de Dieu, il s’agit si peu du Dieu auquel pensent la plupart des hommes que, si, par miracle, et contre l’avis des philosophes, Dieu ainsi défini descendait dans le champ de l’expérience, personne ne le reconnaîtrait. Statique ou dynamique, en effet, la religion le tient avant tout pour un Être qui peut entrer en rapport avec nous » . En vain donc le rationalisme invoquera ses titres de noblesse, tentera de faire valoir « quelque idéal de sagesse ou de beauté, il ne saurait grouper qu’une rare élite et, s’il se borne aux horizons terrestres, il succombe avec l’individu » .

    Mais ce qui s’imagine au-delà des horizons terrestres ne s’étale-t-il pas encore dans l’espace, comme le temps de la vie future, à laquelle l’individu serait appelé par un démenti éclatant aux conditions de l’existence naturelle, est seulement un temps indéfiniment allongé, image évidemment décevante de l’éternité intrinsèque et véritable ? L’immortalité de l’âme ne se conçoit que dans la conception naïve, que dans l’illusion primitive, d’un temps qui serait un substantif, entité simple et homogène par rapport à soi. Pour nous le problème du temps, et particulièrement du temps religieux, se précise de façon toute différente. Le bienfait dont nous serons redevables à l’histoire même de l’éclectisme, c’est de nous mettre définitivement en garde contre l’obscurité née de l’interférence entre des mouvements inverses de flux et de reflux, allant tantôt de l’ancien au nouveau, du statique au dynamique, et tantôt, au contraire, revenant au statique pour tenter d’y appuyer le dynamique, pour faire rentrer, suivant la formule de Comte, la marche du progrès dans la loi de l’ordre.

    Et ce qui est vrai du temps de l’histoire est à plus forte raison vrai du temps de la personne. Là aussi, chaque moment apparaît  décisif, par cette option qu’il nous propose entre la poussée en quelque sorte rectiligne du temps biologique et l’effort de redressement qui est nécessaire pour nous arracher à la tyrannie inconsciente du passé. En nous retournant sur lui, en le reconnaissant comme passé, nous nous rendrons capable de le soumettre à l’épreuve du jugement, fondé sur l’enchaînement, de mieux en mieux établi à travers les siècles de notre humanité, entre les antécédents et les conséquents.

    Nous nous affranchirons du temps simplement vital, dans la mesure où nous en découvrirons la racine intemporelle. La vie, à la prendre en général dans l’absolu de son concept, nous savons trop qu’elle est sans pitié pour les vivants. Elle peut se définir comme l’ensemble des forces qui résistent à la mort ; mais ce n’est là qu’une expression provisoire jusqu’à l’inévitable dénouement qui la révèle comme l’ensemble des forces qui acheminent à la mort. Il est malaisé de décider si l’armée des vivants peut avoir l’espérance, suivant la magnifique image que nous a proposée M. Bergson, de « culbuter la mort » ; mais, puisque le salut est en nous, n’est-il pas assuré que l’armée des esprits débouche dans l’éternité, pourvu que nous ayons soin de maintenir à la notion d’éternité sa stricte signification d’immanence radicale ?

    Nous le disons à notre tour : il ne s’agit plus pour l’homme de se soustraire à la condition de l’homme. Le sentiment de notre éternité intime n’empêche pas l’individu de mourir, pas plus que l’intelligence du soleil astronomique n’empêche le savant de voir les apparences du soleil sensible. Mais, de même que le système du monde est devenu vrai du jour où la pensée a réussi à se détacher de son centre biologique pour s’installer dans le soleil, de même il est arrivé que de la vie qui fuit avec le temps la pensée a fait surgir un ordre du temps qui ne se perd pas dans l’instant du présent, qui permet d’intégrer à notre conscience toutes celles des valeurs positives qui se dégagent de l’expérience du passé, celles-là mêmes aussi que notre action réfléchie contribue à déterminer et à créer pour l’avenir.

    Rien qui ne soit ici d’expérience et de certitude humaines. Par la dignité de notre pensée nous comprenons l’univers qui nous écrase ; nous dominons le temps qui nous emporte ; nous sommes plus qu’une personne dès que nous sommes capable de remonter à la source de ce qui à nos propres yeux nous constitue comme personne, et fonde dans autrui la personnalité à laquellenous nous attachons. Ainsi, par-delà toutes les circonstances de détail, toutes les vicissitudes contingentes, qui tendent à diviser les hommes, à diviser l’homme lui-même, le progrès de notre  réflexion découvre dans notre propre intimité un foyer où l’intelligence et l’amour se présentent dans la pureté radicale de leur lumière. Notre âme est là ; et nous l’atteindrons à condition que nous ne nous laissions pas vaincre par notre conquête, que nous sachions résister à la tentation qui ferait de cette âme, à l’image de la matière, une substance détachée du cours de la durée, qui nous porterait à nous abîmer dans une sorte de contemplation muette et morte. La chose nécessaire est de ne pas nous relâcher dans l’effort généreux, indivisiblement spéculatif et pratique, qui rapproche l’humanité de l’idée qu’elle s’est formée d’elle-même.

     Si les religions sont nées de l’homme, c’est à chaque instant qu’il lui faut échanger le Dieu de l’homo faber, le Dieu forgé par l’intelligence utilitaire, instrument vital, mensonge vital, tout au moins illusion systématique, pour le Dieu de l’homo sapiens, aperçu par la raison désintéressée, et dont aucune ombre ne peut venir qui se projette sur la joie de comprendre et d’aimer, qui menace d’en restreindre l’espérance et d’en limiter l’horizon.

    Dieu difficile sans doute à gagner, encore plus difficile peut-être à conserver, mais qui du moins rendra tout facile. Comme chaque chose devient simple et transparente dès que nous avons triomphé de l’égoïsme inhérent à l’instinct naturel, que nous avons transporté dans tous les instants de notre existence cette attitude d’humilité sincère et scrupuleuse, de charité patiente et efficace, qui fait oublier au savant sa personnalité propre pour prendre part au travail de tous, pour ne songer qu’à enrichir le trésor commun !

     Aller jusqu’au bout dans la voie du sacrifice et de l’abnégation, sans chercher de compromis entre les deux mouvements inverses et inconciliables de marche en avant et de retour en arrière, nous avons à cœur de dire, une fois de plus, que ce n’est nullement, selon nous, rompre l’élan imprimé à la vie religieuse par les confessions qui ont nourri la pensée de l’Occident, contredire l’exemple de leurs héros et de leurs saints. Nous avons appris de Pascal que la lutte n’est pas entre l’Ancien et le Nouveau Testament, mais dans l’Ancien même entre les « juifs charnels » et les « juifs spirituels », comme dans le Nouveau entre les « chrétiens spirituels » et les « chrétiens charnels », ou, après la venue de Mahomet, entre les «musulmans spirituels» et les «musulmans charnels», qui, respectivement, refusent ou acceptent le Coran. Et la parole demeure, qui passe outre à la séduction pieuse de l’éclectisme : On ne sert pas deux maîtres à la fois, seraient-ce (oserons-nous conclure) la puissance du Père et la sagesse du Fils.

      Dans cette page magnifique, qui termine l'ouvrage "Raison et religion", Brunschvicg nous donne un tableau parfait de l'Islam des philosophes et des savants, cette religion philosophique de l'esprit pur qui demeure inconciliable avec les grossiers préjugés et superstitions du Coran, comme des conceptions charnelles du judaïsme ou du christianisme...

    le Dieu de l'intelligence utilitaire, de l'homo faber, il est propre à toutes les religions qui ont précédé l'éclosion de la science moderne, en Europe aux 16 ème-17 ème siècle.

    L'Islam des philosophes et des savants est cette religion philosophique qui vient remplacer les superstitions propres aux peuples-enfants : il ne se confond certes pas avec la science, mais il la prend pour base de son essor de spiritualité pure. Il a pour  prophètes  Copernic, Descartes et Spinoza.

    Son Dieu est Esprit, et uniquement Esprit : il ne saurait donc être le destinataire de prières, comme dans les versions superstitieuses de la religion.

    Le faux Islam coranique, issu des divagations de l'imposteur Mohammed au 7 ème siècle, se situe aux antipodes de l'Islam purement spirituel des philosophes européens. Il constitue une régression sans précédent vers la violence des instincts propres aux peuplades sauvages, qui ne cherchent leur subsistance que dans le carnage et la rapacité des razzias.